Un témoignage personnel: Bosnie, 1992 par Slobodan Despot
«Nous les avons tous suivis, parce que la simplicité était rassurante.» (Hypernormalisation)
Il se trouve qu'à l'époque j'étais officier de renseignements pour un État-major que je ne citerai pas et que je me souviens parfaitement de l'ambiance anti-serbe qui régnait alors ainsi que des bulletins de renseignement fournis par nos "alliés" américains. A mon modeste niveau j'avais alors essayé d'apporter un éclairage un peu plus objectif et moins manichéen sur ce conflit .Quoique contestable sur bien des points, Hypernormalisation reste un remarquable exercice d’intelligence au sens premier: inter-lier des faits en apparence disparates. Il m’a aidé, entre autres choses, à comprendre ma propre trajectoire.De manière significative, Curtis fait appel à des références littéraires (et non «scientifiques») pour une compréhension profonde des systèmes: le Pique-nique au bord du chemin des frères Strougatski pour l’URSS moribonde (roman qui servit de base au film Stalker de Tarkovski), et, pour l’Occident, la puissant univers romanesque de William Gibson qui forgea le concept de cyberspace. Cela ouvre une réflexion étourdissante sur le rapport entre la création littéraire et la compréhension concrète du monde où nous vivons. Mais revenons sur le cœur du sujet.En novembre 1992, je me trouvais embarqué comme interprète-accompagnateur dans la mission Elie Wiesel qui se proposait d’établir la vérité sur la rumeur de camps d’extermination dans les zones serbes de la Bosnie en guerre [1]. Durant tout l’été, la presse internationale n’avait parlé que de ça, vouant à la vindicte les Serbes et leurs leaders, sans distinction. En Suisse, en particulier, la rumeur des «camps de la mort» était devenue un sensationnel feuilleton de l’été, lancée par le magazine L’Hebdo. Fait remarquable, le «reportage» à l’origine de cette avalanche était entièrement autoréférentiel à l’intérieur du milieu journalistique («untel a certifié à son confrère que… lequel a transmis à...»). Encore étudiant alors, j’avais écrit des lettres restées sans réponse aux rédactions en les priant de produire des témoignages probants et indépendants et, surtout, de ne pas impliquer tout un groupement ethnique dans l’amalgame des «criminels serbes». Lorsque l’occasion s’est présentée de m’embarquer dans une mission d’enquête, je n’ai pas hésité. Ce fut la meilleure école de «journalisme» dont on pouvait rêver.Wiesel était accompagné de rescapés de l’Holocauste issus de sa fondation et d’une quarantaine de journalistes. Nous avions atterri par surprise à Banja Luka (capitale de la Republika Srpska) après un vol rocambolesque: l’ambassade US de Belgrade nous avait adjoint in extremis et de force un de ses espions, faute de quoi «nul ne pouvait garantir la sécurité de l’avion». Puis nous nous sommes embarqués pour Manjača, le plus mal famé de ces fameux camps. Comme on allait le voir par la suite, le petit espion U. S. était là pour «gérer la perception» des journalistes et des témoins embarqués — mais son opération allait être un échec.Dans l’autocar qui nous menait vers le site, j’étais assis à côté d’une journaliste britannique travaillant pour une grande chaîne. Elle était morose et fermée. Me faisant passer pour un collègue «de chez eux», j’ai entamé la conversation. Elle m’a dit à peu près ceci: «A quoi bon y aller? De toute façon, ils auront préparé une mise en scène.» Elle parlait des «Serbes» avec un dégoût et un mépris de chasseur de vampires. Son reportage était de toute évidence écrit avant son départ.Or, nous avons débarqué dans une ferme d’alpage convertie en hangar de détention. Des prisonniers y étaient alignés avec leurs couvertures. Ils étaient maigres, tout comme leurs gardiens. Personne, en ce lieu, n’aurait eu le temps d’effacer les preuves et les structures d’une extermination de masse avec quelques heures de préavis. Pas même un mirador à filmer! Les cinq ou six équipes de télévision sont reparties bredouilles et dépitées.Ayant visité plusieurs lieux suspectés, Elie Wiesel a déclaré avoir vu une réalité dure, mais sans aucun rapport avec les camps nazis. Aucun média occidental n’a fait état de sa mission: elle ne cadrait pas avec la narrative préfabriquée. Les «camps de la mort» de l’été 1992 ont eux aussi fini dans le magasin des accessoires [2].Or il se trouvait parmi ces quarante journalistes un Français portant lunettes rondes et moustache à la Hercule Poirot. Jacques Merlino était alors chef des informations à France 2. Il était furieux, mais pas pour la même raison que ses collègues. «On a fabriqué une fiction totale autour de cette guerre!», nous a-t-il dit le dernier soir, avant de s’embarquer pour Paris.Merlino a joint l’acte à l’indignation. Il a mené une enquête méticuleuse sur la fabrication des bons et des méchants en ex-Yougoslavie. Il a même interviewé James Harff, le patron de Ruder & Finn, la principale agence de RP chargée de «convertir l’opinion juive» aux USA, à l’origine favorable aux Serbes et hostile aux musulmans. Et celui-ci, fier de son coup, a tout déballé. Pour répandre d’épouvantables histoires de génocide, il lui suffisait d’un fax et d’un bon carnet d’adresses…Les Vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire s’est vendu à des milliers d’exemplaires, a été rapidement épuisé, mais n’a jamais été réédité. Jacques Merlino, lui, a vu sa carrière définitivement brisée. Il avait osé déchirer le rideau de l’«information spectacle». Il fut envoyé comme correspondant en Chine. Puis la profession a perdu sa trace.Ni son livre, ni les autres contre-enquêtes solidement documentées, ni les couacs répétés du TPI de La Haye, ni l’intervention totalement illégale de l’OTAN dans ce conflit n’ont rien changé à la narrative et à ses visions manichéistes. L’hypernormalisation médiatique, dans le cas yougoslave, a fonctionné sans heurts. Aucune irruption de réalité n’est venue perturber l’instauration délibérée du fondamentalisme islamique dans les Balkans et en Europe.Deux ans plus tard, je devais comparaître comme «témoin-expert» dans le procès d’un serbe de Bosnie arrêté et jugé en Suisse sur délégation du TPI pour de supposés crimes de génocide en Bosnie du Nord-Ouest (la presse répandait à l’époque une rumeur de «tueurs du week-end», rentrant d’Europe de l’Ouest pour tuer du musulman pendant deux ou trois jours). Cet innocent, qui avait été détenu pendant presque deux ans en Suisse sans conseil, sans explication ni contact avec son ambassade au mépris des droits de l’homme les plus élémentaires, fut relaxé et obtint dommages et intérêts. La fiction journalistique avait contaminé même les juges, mais elle devait se briser sur un écueil élémentaire: la nécessité d’apporter des preuves, ou du moins des témoignages crédibles. Ni les unes, ni les autres ne purent être réunis dans le cas de Goran G. [3]Pour ma part, et depuis cette expérience, j’ai été définitivement instruit et n’ai eu de cesse de déshabiller l’inanité des structures politiques, médiatiques et académiques européennes qui ont contribué à ce montage suicidaire. Elles me l’ont bien rendu, en me rangeant dès qu’elles le pouvaient parmi les demeurés à crâne rasé d’extrême droite. «Parce que la simplicité était rassurante…
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